Grand confinement (avril à juin 2020)

Le grand confinement de 2020 nous a atteints en plusieurs étapes, lorsque nous étions à un peu moins de la moitié de l'itinéraire prévu. Les premiers éléments relatifs au coronavirus nous ont été transmis (par ma fille Eléa, alors sur le ton de l'anecdote) lorsque nous étions encore en Namibie. A ce moment, seuls les Chinois et les Italiens semblaient réellement concernés, et c'est avec surprise que nous avons vu des employés prendre notre température au passage du poste de douane à l'entrée du Botswana, au moyen de cette sorte de pistolet thermique en plastique qui allait plus tard devenir familier à tous.

Pendant les deux à trois semaines passées au Botswana, nous avons été quelque peu coupés du monde, et c'est à nouveau avec surprise que nous avons appris une fermeture imminente des frontières alors que nous nous apprêtions à visiter la petite réserve privée de Mokolodi près de Gaborone. Nous avons alors franchi la frontière en urgence, en partie pour nous rapprocher de l'aéroport international de Johannesburg dans l'éventualité d'un rapatriement obligatoire.

Pendant quelques jours, la situation a semblé se détendre. Les frontières internationales avaient certes été fermées pour la plupart, mais il demeurait tout de même quelques possibilités de passage ouvertes, et la circulation à l'intérieur de chaque pays restait libre. Nous avons donc eu l'opportunité de passer presque une semaine dans l'excellent parc du Pilanesberg, où nous avons trouvé presque tout ce que nous cherchions: la liberté du self-drive, la commodité d'un spacieux camping attenant, et une abondance de faune que nous n'avions jusqu'alors trouvée nulle part ailleurs. La seule difficulté consistait à éviter les masses de touristes en provenance de l'immense et improbable complexe de loisirs voisin nommé "Sun City", sorte de Las Vegas local semblé tout droit sorti de la période économiquement faste de l'apartheid. Une fois acquise la compréhension approximative des horaires des tours organisés en provenance de ce temple consumériste et festif, les grands espaces, les lions, les rhinocéros, les girafes s'offraient à nous avec une grâce et une abondance chaque jour renouvelées. Et plus encore les éléphants, et leurs ballets aquatiques toujours répétés mais jamais exactement les mêmes.

Escale au Pilanesberg, le calme avant la tempête

Après cette longue parenthèse rafraîchissante, nous avons pris la route du parc Kruger, supposé représenter le point d'orgue de notre passage en Afrique du Sud, et nous avons dû rebrousser chemin à environ une heure de route de l'entrée du parc, en date du 24 mars. Nous étions alors dans un camping charmant nommé Hippo Waterfront, où nous avons effectivement pu apercevoir quelques hippopotames au loin, dans une boucle de la rivière adjacente, sans savoir qu'il s'agissait là de notre dernier aperçu de la grande faune sauvage pour plusieurs semaines.

Nous avons alors choisi de retourner nous confiner près de Prétoria, dans un camping spacieux, mais enclos de murs et situé en limite de zone urbaine, en ne sachant pas du tout comment les choses allaient tourner. Après quelques croisements de grands voyageurs affairés à préparer leurs véhicules dans une perspective d'entreposage de longue durée (trois familles de Hollandais composées notamment d'une volée de gamins absolument hors de contrôle), l'équipe présente sur place s'est réduite à quelques personnes, les propriétaires et leurs quelques employés bien sûr, mais aussi une petite poignée de voyageurs résiduels: une dernière famille de Hollandais, avec qui nous avons rapidement sympathisé, et Matthieu, un expatrié à l'histoire étonnante, parti de son exploitation agricole familiale proche de Sancerre pour développer la culture du cannabis, devenue légale depuis peu en Afrique australe.

Mais ceux-là ont fini par partir aussi au bout d'une à deux semaines, et un long huis-clos a commencé, rythmé par les longueurs d'une piscine devenant chaque jour plus froide au fur et à mesure que l'automne, puis l'hiver arrivaient (environ 600 mètres de natation puis 10 à 20 minutes de course pieds nus dans l'herbe pour moi, environ un kilomètre de natation pour Isabelle), les quelques parties de billard avec Pablo, un chauffeur de poids-lourds au chômage hébergé sur le site, d'un caractère bourru et solitaire, ou Alex, le fils de la propriétaire, un étonnant gamin d'une quinzaine d'année, aussi vif que maigre, et plus ou moins laissé à lui-même dans un environnement de vie devenant chaque jour un peu plus morose, le tenancier Arne, auparavant jovial, grande gueule et bon enfant, sombrant dans une sorte de longue période mélancolique au fur et à mesure qu'il devenait chaque jour plus évident que la saison touristique tout entière allait être ruinée.

De notre côté, ce n'est que progressivement que nous avons pris la décision de rester; et d'ailleurs, pour être exact, ce n'est pas vraiment nous qui l'avons prise, il s'est davantage agi d'un concours de circonstances: nous avons en effet hésité, puis cherché sans succès à rentrer en France du fait des incohérences et erreurs de l'ambassade de France, puis hésité à nouveau, et progressivement, les choses se sont figées et nous sommes restés là où nous étions. Il s'agit de toute manière chez moi d'un trait de caractère profond, qui peut à l'occasion passer pour du sang-froid alors que c'est aussi de la prudence voire de l'appréhension: en situation de danger ou d'événement imprévu, mon instinct primal ne consiste pas à combattre ou à fuir, mais à me tapir ou me blottir sur place sans rien faire. Et c'est bien ce qui a fini par se produire ici, et nous a donc amenés rester immobiles plus longtemps que tous. Les gros orages de l'automne ont cessé en avril, après quelques pluies torrentielles et des grondements de tonnerre terrorisant les chiens; à un moment donné il a cessé définitivement de pleuvoir et alors les journées se sont répétées exactement à l'identique en termes de météo, avec un temps ensoleillé, frais et sec, à la seule exception d'une très progressive baisse de température moyenne parallèle à la diminution de la durée du jour. A partir de ce moment, il n'a plus jamais plu jusqu'à notre départ trois ou quatre mois plus tard.

Détente à Twana Lodge

Finalement, nous avons mis cette parenthèse à profit pour faire des économies (le logement étant bon marché, les courses se faisant à pied au petit supermarché du coin, et aucune sortie n'étant possible), un peu de sport (bienvenu après de longues semaines de route et de pistes éprouvantes pour le dos, et très peu d'occasions de randonnées ou de simples promenades), mettre à jour nos albums photos et notre chaîne Youtube, ce qui nous a aussi permis, assez paradoxalement, de nouer ou renouer des relations à distance avec d'autres voyageurs au long cours bloqués dans des conditions proches des nôtres. De surcroît, nous avons eu la chance de figurer dans un épisode des Marioles Trotters, ce qui a véritablement permis à notre propre chaîne de décoller, passant rapidement d'une centaine d'abonnés à plus d'un millier, chiffre qui reste objectivement très modeste, mais qui nous a tout de même amenés à découvrir une partie des problématiques liées au Youtubing et à la gestion de la relation avec des abonnés qui, désormais, n'étaient plus spécialement des proches, mais aussi tout simplement un nouveau public attachant mais anonyme. C'est alors devenu une sorte de jeu un peu addictif de surveiller les statistiques de la chaîne, de répondre aux commentaires de plus en plus nombreux, et de réfléchir sous un angle différent à ce que pouvait, ou devait, être notre "genre" propre.

Malgré ces raisons de positiver autant que possible la situation, l'incertitude demeurait sur la marche à suivre. La question économique était posée, puisque les tarifs aériens avaient été multipliés par deux ou trois, et que la possibilité même d'un vol de rapatriement était de toute manière toujours incertaine, les reports succédant aux annulations. Au début, nous avons estimé que la crise passerait rapidement et qu'il suffirait d'attendre un peu de temps pour que la situation se tasse. Les chiffres de l'épidémie, objets d'une surveillance quotidienne sur Wikipédia, nous ont induits en erreur car les statistiques françaises reportaient mal les données réelles du nombre de cas, notamment le week-end, mais sans que nous ayons suffisamment de recul historique pour nous douter de ce biais. Plus tard, nous avons changé de point de vue et estimé que la crise risquait de durer au moins jusqu'à la fin de l'été, soit trois à quatre mois presque sans aucune possibilité de visite. Nous avons alors pensé qu'il valait mieux rentrer quelques mois en France pour reprendre plus tard le parcours initialement prévu; mais il n'était pas certain du tout que cela fût possible avant la fin de l'année, et revenir pour moins de deux ou trois mois n'aurait pas eu de sens, ce qui commençait à mettre sérieusement en péril l'ensemble du plan de voyage sur quatre années. L'éclipse de décembre 2020 dans les Andes devenait difficile à atteindre, et une extension d'une année pleine se profilait pour rester synchrone aux saisons prévues, ce qui présentait le défaut d'alourdir trop à nos yeux un programme déjà très copieux.

Nous avons donc choisi de rester, plus ou moins passivement au début. Nous avons fait preuve de patience et de placidité, en fait nous n'avons fait presque que cela, mais cela a aussi été notre principal mérite, pas si répandu à en juger par les choix des autres touristes ou voyageurs croisés lors de cet épisode. Et puis la situation s'est, lentement, très lentement, dégagée.

Après environ deux mois de confinement, marqués par une progression très limitée du virus, la vie quotidienne a par certains côtés repris un tour normal. Du niveau 5, le plus élevé, qui avait été décidé par le gouvernement à l'origine, nous étions passés au niveau 3, qui ne permettait certes pas encore de circuler librement entre provinces, ni a fortiori d'envisager la normalisation des déplacements vers l'étranger, mais se traduisait par de menus changements dans les possibilités de sortir de chez soi (par exemple pour faire de l'exercice ou des courses). Le port du masque et une forme de distanciation sociale étaient à peu près entrées dans les moeurs, et à part cela la vie économique et sociale, doucement, reprenait.

C'est alors que nous avons commencé à étudier sérieusement les pistes possibles pour prendre le large. Nous avons un instant pensé rejoindre Thierry et sa femme -deux voyageurs bloqués dans des conditions proches des nôtres, et logés à quelques dizaines de kilomètres de là, ne serait-ce que pour changer un peu d'air. Mais Thierry a fini par prendre un vol de rapatriement pendant que parallèlement, nous options pour une autre voie. La famille de Hollandais ayant partagé notre début de confinement nous avait parlé d'un endroit qui pourrait nous intéresser: il s'agissait d'un site nommé "Eagles rest", une ferme aménagée pour accueillir de grandes réunions familiales ou des cérémonies de mariage, dont un couple de leurs amis à eux, Hollandais également, envisageaient de reprendre la gestion -ce projet se trouvant retardé par la crise du Coronavirus. Par ce double intermédiaire, nous avons été mis en contact avec les fermiers actuels, Dupie et Marianne, qui ont gentiment accepté de nous accueillir chez eux quelque temps.

Un beau jour de mai, nous avons donc pris la route pour la première fois depuis deux mois, avec un léger sentiment d'angoisse et d'euphorie, pour quitter Twana Lodge dans l'idée, à ce moment, d'y revenir la semaine suivante.

Nous avons alors fait la connaissance de nos nouveaux hôtes, très accueillants dès le départ, quoique un peu déconcertés de nous voir débarquer avec notre fourgon alors que toute activité à caractère touristique était réduite à néant depuis un bon moment. Ne sachant pas trop quoi faire de nous, ils nous ont d'abord proposé de nous installer dans un coin de leur propriété, près de la route, pour bénéficier de la cuisine et d'une salle de bains des chambres d'hôtes, vides évidemment, construites sur le site pour héberger certains des participants aux cérémonies organisées sur place. Le petit ensemble où nous nous trouvions, comportant une dizaine de bâtiments, hébergeait également un couple de Sud-Africains d'origine indienne, Joffrey et Fifi, Fifi ayant entre autres choses la tâche de s'occuper des chambres d'hôtes lors des cérémonies.

L'une des raisons de notre changement de lieu de résidence tenait à la possibilité de photographier de nouveaux animaux. Nous avions initialement compris que la ferme "Eagle's rest" abritait plusieurs espèces d'antilopes, et peut-être d'autres petits animaux, et sur ce point nous nous étions trompés. En effet, le site n'abrite qu'une petite centaine d'impalas, en plus d'un unique émeu arrivé là... tout seul, par la route (et d'ailleurs revenu plus tard après avoir été déplacé plus loin). Certains impalas sont noirs, ce qui correspond à une mutation génétique largement recherchée, puisque donnant naissance à des individus ayant une valeur commerciale nettement plus importante, que ce soit sur le marché des animaux d'élevage ou celui des animaux de chasse.

Dès le début, j'ai commencé à prendre des photographies de ces antilopes qui, pour banales qu'elles soient, tant en élevage que dans la nature, n'en restent pas moins très gracieuses et magnifiquement dessinées. Nous avons ainsi arpenté das le détail les quelque 50 hectares de la propriété, à la recherche d'éventuels autres habitants des lieux (une loutre furtive, un serval invisible, un éventuel serpent): en fait en faune terrestre, je n'aurai vu qu'un lapin de garenne (Isabelle dormait, c'était le petit matin), en dehors des visites de plus en plus intrusives de l'émeu, dont on ne saura jamais s'il avait entrepris de nous serrer de plus en plus près pour des raisons territoriales ou simplement pour quémander de la nourriture.

Les impalas d'Eagles Rest

Nous avons été plus heureux avec les oiseaux, notamment du fait qu'au centre de la propriété, en bordure de la zone consacrée aux cérémonies (salle de réception, terrasse, chapelle), se trouvait un étang artificiel attirant plusieurs espèces de volatiles, principalement des échassiers et des martins-pêcheurs. C'est là que nous avons bientôt élu domicile. Après quelques jours passés dans la cour de Fifi, nous avons déplacé Oscar de quelques centaines de mètres pour vivre au rythme des hérons et des cormorans, et nous avons passé là une dizaine de jours supplémentaires.

Au fur et à mesure que le temps passait, nous nous sommes rapprochés des fermiers vivant sur place, un couple de septuagénaires d'une gentillesse exceptionnelle, toujours désireux de faire le lendemain mieux que la veille. Ils nous ont d'abord offert un café, des gâteaux, puis toutes sortes de petits cadeaux et attentions particulières, notamment la possibilité de passer une journée complète de visite chez un de leurs voisins vivant dans une réserve de chasse plus grande et abritant de nombreuses espèces différentes, du gnou doré à la girafe en passant par les nyalas et les koudous. Cet épisode récréatif et inattendu, comme un petit présent tombé du ciel, nous a donné temporairement le sentiment de renouer avec l'ambiance du safari.

Dupie et Marianne nous ont aussi beaucoup parlé d'eux, de leur vie -étonnante, aventureuse et difficile-, de leur famille, et nous ont aidé à mieux comprendre la mentalité sud-africaine, ce mélange d'esprit d'entreprise, de sens extrême de l'entraide familiale et de voisinage, de réalisme racial, et de résilience. Au moment où nous les avons quittés, nous avions presque l'impression de faire partie de leur cercle de proches, en l'espace de seulement quinze jours, des liens de confiance très solides s'étaient noués, c'était aussi touchant qu'inattendu.

L'étape suivante n'a pas été moins surprenante. Elle nous a amenés à découvrir un lieu spectaculaire et intéressant, mais aussi une famille à l'histoire complexe et originale. C'était à quelques dizaines de kilomètres d'Eagles Rest, en bordure d'un parc national de grande surface mais doté d'une faible densité d'animaux, le parc de Dinokeng. Comme plus loin pour le parc Kruger, le plan d'occupation des sols local avait permis l'implantation, en bordure du parc national, de toute une série de lotissements, parcs et réserves privés de plus ou moins grande taille. L'endroit qui nous a accueillis, qui s'appelle "Lion and Cheetah Sanctuary", fait partie de cet ensemble, il s'agit d'un espace clos d'une centaine d'hectares composé de plusieurs zones indépendantes, la partie la plus accessible au public étant elle-même semée de plusieurs enclos de belle taille abritant de grands fauves, notamment des lions et des guépards.

En principe, en l'absence de confinement, l'endroit accueille non seulement des visiteurs à la journée, mais aussi toute une série de bénévoles qui paient pour pouvoir s'occuper des animaux, et ainsi se constituer une expérience de soigneur animalier tout en contribuant à la bonne marche des opérations. Dans le contexte de la pandémie, l'endroit était entièrement fermé au public, et nous n'avons été autorisés à accéder au lieu qu'en vertu d'une sorte de méprise liée à la dissociation entre les rôles tenus par le propriétaire et par le manager. Lorsque, pensionnaires pour deux semaines à Eagles Rest, nous avions cherché à définir une suite de parcours possible, j'avais contacté plusieurs réserves privées s'occupant notamment d'animaux trouvés ou donnés, qu'on appelle habituellement des "sanctuaries" en Anglais. Et concernant le contact avec le LCS (Lion and Cheetah Sanctuary), je m'étais mis en contact (sans vraiment le réaliser) avec non pas le manager, mais le fils du propriétaire, un homme d'affaires apparemment très riche habitant en Floride, et dont je me demande toujours pour quelle raison il est en charge du marketing du centre.

Quoi qu'il en soit, et pour des raisons peu évidentes du fait du faible enjeu financier et de notre absence de lien préalable, le fils du propriétaire, et partant le propriétaire lui-même, a été tout à fait d'accord pour nous accueillir, et même en fait nous accorder un accès privilégié aux installations. Nous étions bien sûr ravis de cette opportunité inespérée, il devenait chaque jour plus évident que le caractère exceptionnel de la situation pouvait en réalité se retourner en série d'occasions exceptionnelles, mais fragiles et improbables; nous avions le sentiment d'être sur le fil du rasoir. Or lorsque nous sommes arrivés sur les lieux nous avons dû déchanter... Le manager, Barry, nous a accueillis froidement, laissant un moment la grille fermée, et nous interrogeant avec méfiance derrière son masque de protection. C'est d'abord avec réticence qu'il nous a ouvert les portes et nous a laissé nous installer au bout de la propriété, dans un espace isolé de tout contact humain. Puis au bout d'un ou deux jours, la situation s'est progressivement détendue. Nous avions obtenu dès le départ l'autorisation de nous promener dans tout l'espace du sanctuaire à proprement parler, c'est-à-dire entre les différents enclos, et nous avons mis cette possibilité à profit en prenant quelques photos en gros plan de lions et de guépards. Le lieu comprenait à ce moment trois lions blancs (deux femelles bien portantes, Indie et Shanti, et un mâle magnifique, Sam), ainsi qu'une dizaine de guépards. Nous avons également découvert, dans des enclos plus petits, une famille de mangouste et deux Servals. Et progressivement, nous avons mieux compris le fonctionnement de l'ensemble. Nous avons d'abord été invités, chaque soir, à faire le tour de la propriété en Jeep, avec Barry et sa fille Kristen, pour nourrir les fauves. Puis nous avons accédé au lodge, bâtiment luxueux et inachevé planté au milieu du Centre, à la réserve privée adjacente, peuplée de nombreux herbivores (impalas, koudous, girafes, zèbres), et à la colline privée complétant l'ensemble. Nous avons découvert au milieu de la brousse la maison privée de Barry, fait connaissance avec sa femme Gretel, puis le reste de sa famille, et de l'ensemble de la petite faune (caracal apprivoisé, mangoustes domestiques, chinchillas...) habitant là en bonne intelligence, entourés comme dans presque toutes les familles sud-africaines de nombreux chiens de toute taille, affectueux et remuants, et jouissant d'une place de premier plan dans les véhicules et sur les canapés.

Sam fatigue

Bref, la situation s'est détendue et en fin de compte tout s'est remarquablement passé; nous avons appris à mieux connaître les lions et les guépards, et surtout à mieux cerner les enjeux paradoxaux de la protection animale et du développement des réserves dans le pays. Cela nous a d'ailleurs donné l'occasion de poursuivre l'évolution de notre chaîne Youtube, déjà entamée à Eagles Rest, vers une tonalité plus documentaire et critique, parlant désormais moins de nous et davantage des sujets potentiellement polémiques qui se présentaient à nous, tout en gardant une assez grande réserve dans le traitement et en n'émettant que des jugements prudents et de bon sens; cette évolution nous a valu peu de nouveaux abonnés, mais de nombreux encouragements et félicitations, de nature à nous encourager à poursuivre dans cette voie. Par ailleurs, l'histoire de Barry et de Kristen est intéressante, leur vie unique en son genre, et les anecdotes qu'ils nous ont livrées à propos d'Alan, le propriétaire, savoureuses, et l'ensemble a été très enrichissant pour nous même si nous ne pouvons le relater ici par respect pour leur vie privée.

C'est donc avec le sentiment, en quelque sorte, du devoir accompli, que nous avons repris la route au bout de quelques jours pour, enfin, sortir de la province du Gauteng pour entrer dans le coeur de ce que nous pourrions appeler notre "grande évasion".

Celle-ci a commencé par une expérience de bénévolat somme toute assez courte mais intense, dans une réserve de protection de singes vervet. Je dis "assez courte" car nous ne sommes restés qu'un peu moins de deux semaines sur place, alors que la plupart des volontaires "de base" y passent plusieurs mois, et le personnel encadrant plus longtemps encore. Du fait de la situation de confinement, de volontaires de base, il n'y en avait d'ailleurs plus du tout à l'exception d'une Française bloquée là pour six mois (Françoise, encore un parcours improbable), si bien que le personnel présent n'était plus composé que de cadres de longue durée, présents pour des périodes d'un à quatre ans. C'est dire à quel point il s'agissait d'un milieu de passionnés totalement investis, quasi-bénévolement, dans une mission prenant de plus en plus l'allure d'un sacerdoce. A titre d'exemple, l'un des principaux managers, un sympathique irlandais dans la force de l'âge, ayant sans nul doute une employabilité de bon niveau à l'international, acceptait de travailler plus de 50 heures par semaine en n'étant payé qu'environ 300 euros par mois en plus du gîte (sommaire) et du couvert. Eh bien malgré cette rémunération de misère, il avait de surcroît renoncé pendant plusieurs mois à son salaire pour pouvoir financer l'achat à venir de terrains sur lesquels la fondation pourrait s'établir, très hypothétiquement, plusieurs années plus tard... Et les autres participants étaient tous à peu près sur le même modèle...

Nous dormions dans Oscar mais partagions le couvert (et les corvées) avec l'ensemble du personnel présent. Le lieu est aussi un sanctuaire vegan, ce qui nous a paru un peu suspect au début (il était formellement précisé que nous ne devions amener avec nous aucun produit d'origine animale, pas même une bouteille de lait), mais nous nous sommes rendus compte d'une part que la nourriture était plutôt bonne, et d'autre part que le prosélytisme végétarien/écologiste n'était pas trop lourd; ou pour le dire autrement, que le prosélytisme végétarien/écologiste était réel, mais autant pratique que théorique, et ne prenait pas un tour trop envahissant. Ce qui dominait en ces lieux, c'était davantage une rigueur un peu sérieuse appliquée à soi-même et à la cause défendue (le bien-être des singes d'abord, le veganisme ensuite) qu'une volonté de convaincre le reste du monde du bien-fondé de la démarche. Je veux dire que la volonté de convaincre n'était pas absente (et d'ailleurs, elle est essentielle à l'efficacité des levées de fond) mais elle gardait un aimable caractère stoïcien, avant tout appuyé sur la valeur de l'exemple. Peut-être un tel équilibre n'aurait-il pas été atteint dans un milieu trop essentiellement protestant (100% anglo-saxon ou américain), mais la présence d'une assez grande variété de nationalités sur le site, assortie en particulier, comme souvent, d'un bon nombre de Français, assurait finalement un fonctionnement relativement équilibré.

Pour le reste, nous nous sommmes donc familiarisés avec le comportement de ces petits singes vervet, marqué par une très grande importance des relations sociales sous ses différentes formes (soumission, agression, jeux d'alliance, épouillage). Nos tâches se répartissaient principalement entre la surveillance des enclos et le nettoyage/remplissage des points d'eau (pour moi) ainsi que la préparation et la distribution des biberons pour les petits (pour Isabelle). Tout contact direct avec les singes était prohibé (et même l'interaction visuelle était généralement déconseillée), donc le travail n'avait rien à voir avec l'établissement d'un rapport d'affection, d'éducation ou de jeu. Au contraire, l'idée maîtresse était d'intervenir aussi peu que possible sur le plan des interactions sociales, et de cantonner notre assistance aux singes à la dimension logistique, aussi invisible que possible pour eux. La plus grande faute aurait été d'"humaniser" les singes, par réflexe anthropomorphique, et de les rendre de ce fait en partie inaptes à la vie entre singes. Chaque troupe (il y en avait une douzaine, réparties dans des enclos indépendants) était régie par une hiérarchie sociale stricte structurée autour de la différence de genre (les mâles ne se comportant pas du tout comme les femelles) et des phénomènes de dominance (chaque membre de la troupe jouissant d'un statut établi, décroissant à partir du statut de alpha, révisé principalement à l'occasion de la période d'accouplement, mais constamment reprécisé à l'occasion des événements de la vie quotidienne, comme la distribution des repas, je jeu ou l'épouillage). Un point de comportement particulier m'a frappé par son rapprochement possible au phénomène humain du bouc émissaire. Il s'agit de la notion de redirection de l'agressivité, très fréquent dans la vie des singes: typiquement, un singe victime d'un stress donné (effrayé, énervé, blessé) va réagir par une agressivité qu'il n'adressera pas forcément en retour à la source du trouble, mais orientera sur une victime inoffensive, en général un sujet d'un statut inférieur. Par exemple, un mâle bêta, corrigé par le mâle alpha à l'occasion d'une dispute quelconque, va immédiatement agresser un singe plus faible qui, pour sa part, ne lui aura rien fait.

Ce phénomène se trouve doublé d'une sorte de conformisme social ou de phénomène de groupe qui fait que les boucs-émissaires sont souvent les mêmes, des sortes de laissés-pour-compte ou de tarés quelconques (il y a beaucoup d'infirmes dans les troupes, les blessures et amputations n'étant pas rares): en fait, c'est comme si la notion de compassion ou d'empathie n'existait pas, ou se trouvait dépassée dans ses effets par la logique contraire, beaucoup plus fasciste en son essence, de survalorisation de la force. Les singes les plus marginaux (ceux qui correspondraient, dans une logique humaine classique, aux idiots du village ou aux pouilleux) sont donc presque systématiquement ostracisés, brutalisés, et bien souvent blessés suffisamment gravement pour devenir inaptes à la survie, au moins à l'état de nature.

Les singes vervet, humains jusqu'où?

Ce constat m'a amené à m'interroger plus généralement sur la fréquence des morts violentes, au sein du monde animal, infligées par des sujets de la même espèce. Je veux dire, il est connu que chez de nombreuses espèces de mammifères, des combats existent qui se soldent parfois par la mort des impétrants. C'est le cas des loups, des lions, etc. Ce que l'on sait moins, c'est que les combats singuliers pour la dominance sexuelle (ce que tout le monde imagine immédiatement, s'agissant de meutres internes à une espèce) causent globalement moins de disparitions que les infanticides. Ce que l'on sait moins également, c'est que, au sein de la classe des mammifères, ce sont les primates qui s'entretuent le plus. Une équipe de l'université de Grenade, dirigée par Jose Maria Gomez, a par exemple montré que les lémuriens s'autodétruisaient plus que les lions, les babouins plus que les ours. Et dans le cas des primates en général, les affrontements meurtriers entre mâles ayant pour but la conquête des femelles (dont on pourrait pourtant montrer, toute considération morale anthropomorphique mise à part, qu'ils ont une forte raison d'être en termes de mécanismes évolutionnaires) ne sont pas les plus nombreux. L'élimination des plus faibles, et notamment de certains jeunes, domine numériquement.

Il est difficile d'en tirer des conclusions définitives concernant le genre humain, mais l'observation donne quand même à réfléchir sur ce qui pourrait constituer l'origine ou le substrat biologique de phénomènes sociaux comme ceux de la distinction de classe ou la guerre tribale.

Le constat gagne aussi à être mis en relation avec le caractère par ailleurs somme toute assez paisible de la vie sauvage, concernant la macrofaune présente dans les parcs animaliers africains. C'est un point qui m'a personnellement surpris lors de nos nombreuses journées de safari: si l'on assiste fréquemment à des scènes de poursuite, d'intimidation ou d'affrontements simulés, notamment entre juvéniles de toutes les espèces, les véritables combats dangereux (de ceux qui pourraient infliger des blessures sévères) sont très rares. Même entre prédateurs et proies, la cohabitation est très généralement pacifique, et les scènes de chasse restent des événements peu ordinaires. Les préoccupations qui dominent, dans la vie des grands mammifères, sont plutôt d'ordre alimentaire (détecter, atteindre, et profiter des meilleures zones pour manger et boire), et se protéger contre le soleil et les parasites, notamment les mouches. J'ai l'impression que si le choix leur en était laissé, de nombreuses herbivores préféreraient voir leur probabilité de se faire dévorer par un lion doubler en échange d'une protection efficace contre les insectes... Les lois de la sélection naturelle dont on peut concrètement observer les manifestations dans les grands parcs africains sont donc davantage liées à la sélection de survie, notamment l'accès à l'alimentation qui reste, autant qu'on puisse l'observer, la fonction à laquelle la macrofaune accorde le plus de temps et d'attention. La sélection sexuelle, pour importante qu'elle soit dans l'évolution des espèces, reste plus discrète dans ses manifestations, et bien moins chronophage.

Au bout d'environ deux semaines passées avec les singes vervet, nous avons repris la route pour les quelques heures qui nous séparaient encore du parc Kruger. Nous avons quitté la fondation un matin de juin, avec un peu d'émotion car notre départ coïncidait avec celui de quelques autres permanents ayant décidé de se rapratier en Europe du fait de la pandémie.

Une histoire différente a alors commencé, dans la petite ville de Phalaborwa où nous avions trouvé un point de chute chez une certaine Rachel, avec laquelle nous étions entrés en contact au moyen d'une application relative au parc Kruger. Les campings et hôtels n'étant plus autorisés à recevoir du public, la seule possibilité, relevant d'une sorte de zone grise en termes de droit (il n'était pas clair que ce fût légal, ou au contraire illégal), était en effet de se faire héberger chez un particulier. Rachel et son mari Owen, installés depuis peu dans cette petite ville en bordure du parc, ont eu la gentillesse d'accepter de prendre ce risque et de nous ouvrir les portes de leur jardin, nous garantissant dès lors un accès quotidien au parc, dans lequel il était interdit de séjourner, mais possible d'entrer pour des visites quotidiennes depuis une dizaine de jours.

Les "J'aime/J'aime pas" de Manu durant le confinement

J'ai aimé:

  • Le changement de rapport au temps, le côté "retraite immobile" à Twana Lodge puis Eagles Rest
  • Les relations humaines de solidarité et l'observation que le respect des règles a prévalu sur les relations de méfiance ou l'anarchie
  • Notre capacité à contribuer à un huis-clos bien organisé et solidaire lors de la première partie de notre confinement au Twana Lodge, avec Mathieu et la famille Hollandaise, allant jusqu'à inclure dans l'équipe un Pablo pas toujours facile à gérer
  • La découverte des caractères et parcours hors-norme des personnages que nous avons croisés et appris à connaître lors du confinement, et qui s'est poursuivi lors de nos séjours autour du parc Kruger
  • J'ai moins aimé:

  • La mauvaise qualité de communication des autorités françaises lors de la crise
  • Le froid et la durée décroissante des journées de confinement, rendant les journées courtes et les soirées inconfortables
  • Les choix contestables des autorités de maintenir inutilement les grands parcs fermés, alors même qu'ils ne présentaient qu'un facteur de risque négligeable
  • J'ai remarqué:

  • La bonne organisation, notamment des commerces, face à la pandémie: gel hydroalcoolique et masques ont été massivement disponibles bien avant que ce soit le cas en France
  • L'inscription de l'Afrique-du-Sud, via le président Ramaphosa, dans la mouvance mondialiste, marquée par une obéissance dépourvue de critique aux injonctions de l'OMS et des autorités financières internationales.
  • Si c'était à refaire:

  • Cette question n'a pas grand sens tant les circonstances rendent notre expérience unique et irremplaçable, mais en gros je pense que nous referions tout à peu près pareil, sans prendre le soin de même penser à nous rapatrier en France, et en quittant Twana Lodge une semaine plus tôt pour emprunter ensuite exactement la même route et passer, au final, une semaine de plus dans le parc Kruger.
  • Photos et vidéos du grand confinement (avril/mai 2020)

    Pour consulter les albums photos et nos vidéos Youtube du grand confinement, les adresses sont les suivantes:

  • Album du Pilanesberg
  • Album du Twana Lodge
  • Album de Eagles Rest
  • Album de A-Lap-Mi
  • Album de Lion and Cheetah Sanctuary
  • Album de Vervet Monkey Foundation





  • Mini-series Vervet Monkey Foundation